Une génération de quadragénaires est arrivée aux commandes de plusieurs institutions culturelles cette année. À la Kulturfabrik d’Esch-sur-Alzette, Serge Basso a passé le relais à René Penning. Cette personnalité peu connue du grand public va devoir piloter son institution en eaux troubles.

«J’adore le coronavirus! Je sais qu’il y a plein de gens qui ont perdu leur boulot, d’autres qui ont toutes sortes de problèmes à gérer. Mais pour moi qui aime remettre les choses en question, c’est le graal !» Il a une certaine jubilation à mettre les pieds dans le plat. Le directeur de la Kulturfabrik, René Penning, se lâche lorsque nous le rencontrons pour un premier entretien en vue de ce portrait. Nous sommes au mois de juin, trois mois après le début de la pandémie. Le confinement a contribué à galber ses mollets de cycliste et à peaufiner son hâle. En bermuda et polo aux couleurs assorties à celles des bâtiments, il nous entraîne d’un bon pas faire le tour de son institution.

Sur 4.500 mètres carrés, la Kufa garde l’entrée nord qui relie la capitale du Sud à la capitale du pays. Tout est en place pour l’ouverture du Summer Bar qui propose concerts, DJ-set et performances. Avec ses guirlandes de drapeaux colorés, ses chaises et tables de récupération, ses palettes customisées, la terrasse du Ratelach a adopté un look berlinois. C’est moins trash qu’aux premières heures, mythologiques, de l’occupation de l’ancien abattoir par des collectifs d’artistes, dans les années 80. Mais quelque part, cela fait résonner l’esprit des lieux.

«On est dans l’ultralibéralisme, l’ultraglobalisation. On devrait profiter de la pandémie pour penser au monde d’après, plutôt que de sucer ce système jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien», dit René Penning. Voilà pourquoi il n’était pas question de fermer la Kufa cet été. Offrir aux artistes un espace pour se produire et au public un lieu de rassemblement, c’est déjà une forme de résistance pour celui qui a gardé de ses années punk le goût de «nager à contre-courant».

La discussion se poursuit dans son bureau. Il l’occupait déjà en tant que directeur administratif et continue à le partager, depuis sa nouvelle prise de fonction le 1er mai, avec la responsable de la comptabilité. Mobilier fonctionnel, tableaux punaisés de mémos, affiches et dessins d’artistes meublent l’espace sans trop dévoiler l’âme de ses occupants. «Je ne me vois pas comme un chef. Plutôt comme un leader, mais au même niveau que les autres. Un coordinateur». Son prédécesseur, Serge Basso, s’appuyait lui aussi sur l’esprit d’équipe pour faire avancer l’institution culturelle. Cela a permis à René Penning d’y déployer ses ailes. Son parcours dévoile un homme bourré de paradoxes, mais somme toute cohérent.

Eschois un jour…

René Penning a quitté à l’âge de sept ans la petite ville de Langnau, dans le canton de Berne en Suisse, pour s’implanter sur les hauteurs de Belvaux.  Son père typographe rentre au pays pour travailler dans l’imprimerie d’un oncle à Esch, emmenant avec lui sa femme suisse et ses deux enfants. Pour le gamin, c’est la découverte de la Minette et des figures totémiques des hauts fourneaux qui portent le minerai à incandescence. «De la fenêtre de ma chambre, j’avais vue sur Esch. La nuit, j’ai toujours vu le ciel orange».

Esch est un hâvre de paix par rapport au quartier de la gare à Luxembourg.“

La greffe prend. René Penning a la ville d’Esch dans la peau. A tel point qu’il refusera une offre alléchante de direction du centre culturel des Rotondes, dans la capitale. Esch-Lallange, où il habite désormais avec sa femme d’origine portugaise et ses deux enfants, lui offre la mixité culturelle qu’il recherche aussi dans la musique et la cuisine, la deuxième grande passion de celui qui a une prédilection pour la gastronomie moyen-orientale en général, et turque en particulier.

Photo: Christian Peckels

L’homme devient chatouilleux quand on le branche sur le sujet de la ville d’Esch. N’allez pas lui parler de ghettoïsation du centre ville – «j’aimerais que les gens aillent voir dans un vrai ghetto comment cela se passe!» – ou d’insécurité – «Esch est un hâvre de paix par rapport au quartier de la gare à Luxembourg». Son diagnostic se veut nuancé: la ville «souffre encore un peu de la post-dépression industrielle mais est en train de bouger», comme le prouvent l’implantation de l’université à Belval mais aussi les nouveaux projets urbanistiques du quartier Rout Lëns ou Esch-Schifflange. On en verra les effets dans 50 ans. Mais c’est maintenant que cela se joue et il veut être de la partie.

L’apprentissage du compromis

C’est la première directrice de la Kufa, Karin Kremer, qui a embauché en 1998 celui qu’elle qualifie aujourd’hui affectueusement de «petit voyou». Elle ne tarit pas d’éloges à son égard: «il m’a fait chier de temps en temps. Même s’il est discret, il est là. Il sait dire non et peut être très têtu. Mais il a grandi avec ce lieu. C’est aussi quelqu’un qui sait s’entourer de très bonnes personnes qui ont un savoir et un savoir-faire. Et ça, c’est le signe d’un grand capitaine», dit-elle.

René Penning a démarré sa carrière comme électro-technicien chez Kronospan, après un bac au Lycée technique d’Esch, mais il était bénévole à l’asbl Kulturfabrik depuis le début des années 1990. «J’étais côté hardcore punk, au Ratelach. Le blues était dans la grande salle. Chacun avait son territoire. On ne se mélangeait pas», dit l’ancien bassiste du groupe Wounded Knee, avec lequel il a écumé pendant quelques années les hot spots de la scène musicale hardcore européenne. Il observe cette parenthèse vite refermée sans sentimentalisme. «Ma culture est musicale mais je ne me considère pas comme un musicien», dit-il.

La manière radicale, cela ne fonctionne pas. À 18 ans, je voulais changer le monde dans la seconde.“

Pas de nostalgie non plus sur l’institutionnalisation de la Kulturfabrik qui est passée, depuis la création de l’asbl en 1983, de l’auto-gestion par des bénévoles au pilotage professionnel. L’asbl affichait en 2019 un budget de 2,5 millions d’euros, alimenté en grande partie par des conventions avec la ville d’Esch (40%) et le ministère de la Culture (29%). Une trentaine de personnes gèrent les différents registres d’une programmation qui va de la musique à la littérature en passant par le spectacle vivant, les résidences d’artistes et les ateliers créatifs. En 2012, René Penning en est devenu directeur administratif tout en continuant à garder un œil sur la programmation musicale. «J’avoue que j’ai un peu du mal à m’intéresser à d’autres disciplines comme le théâtre ou la danse », confesse-t-il lorsqu’on l’interroge sur ses points faibles.

Peut-on rester fidèle à ses idéaux punk tout en portant sur ses épaules une telle institution? «Forcément, on met de l’eau dans son vin. Pour convaincre les gens, il faut chercher le dialogue. La manière radicale, cela ne fonctionne pas. À 18 ans, je voulais changer le monde dans la seconde», observe l’homme qui garde quelques épis récalcitrants dans sa chevelure grisonnante.

Sortir de la masse

Deux gros chantiers attendent René Penning et son équipe. En premier lieu: finaliser, d’ici la fin de l’année, le plan stratégique qui doit repositionner la Kulturfabrik. On devrait en connaître le détail d’ici la fin de l’année.

Le président sortant du conseil d’administration de l’asbl et militant de la première heure, Michel Clees, a apprécié par le passé «la loyauté, l’honnêteté et la capacité à motiver les gens» de René Penning. Mais il observe le néo-pragmatisme de l’ancien punk avec un certain scepticisme. «J’ai beaucoup de problèmes avec l’idée de plan stratégique dans une direction culturelle. C’est l’une des raisons pour laquelle j’ai décidé de quitter le conseil d’administration. La culture doit rester libre. Il ne faut pas s’aligner sur les critères des Conventions financières», dit-il en souhaitant que le nouveau directeur «arrive à se libérer et à trouver son chemin en dehors de l’héritage de Serge Basso».

Quand je vois les gens qui se précipitent au Burger King après le confinement, ce n’est pas mon monde.“

Pour l’heure, le maître-mot n’a pas vraiment varié par rapport au directeur sortant. Il s’agit toujours de «sortir des sentiers battus», alors que la scène culturelle est de plus en plus encombrée, que ce soit à Esch mais aussi au niveau national et transfrontalier. René Penning applique cette philosophie depuis toujours à sa propre vie. «Je suis quelqu’un qui veut sortir de la masse. Quand je vois les gens qui se précipitent au Burger King après le confinement, ce n’est pas mon monde. Je préfère aller dans un restau étoilé, même si je ne peux pas me permettre d’y manger tous les mois. J’y rencontre des gens complètement fous, passionnés, qui sont toujours dans la recherche».

Photo: Christian Peckels

Lui-même se qualifie de «très ambitieux» et «perfectionniste». Cette exigence n’est, à ses yeux, pas incompatible avec une culture populaire. «La Kufa n’est pas une institution élitiste», souligne-t-il.

«Je roule pour la Kufa»

À plus long terme, le directeur veut mettre sur orbite le grand chantier de «rénovation de fond en comble» des bâtiments de la Kufa, restés dans leur jus depuis un quart de siècle, sans isolation acoustique et thermique dignes de ce nom. Il a eu l’occasion d’en discuter avec le bourgmestre, Georges Mischo (CSV). Alors que la ville d’Esch investit tous azimuts dans la rénovation d’infrastructures en vue de la Capitale européenne de la Culture en 2022, rien n’est encore décidé pour la Kufa.

Son engagement au sein du LSAP, parti désormais dans l’opposition à Esch, pourrait-il venir contrarier ses plans? René Penning ne le pense pas: «La nouvelle coalition à la tête de la commune depuis octobre 2017 a toujours été très correcte avec moi. Je n’ai jamais senti de volonté de me boycotter ou de me saboter. Il y a une bonne équipe au sein de la ville pour mettre en place la stratégie culturelle Connexion».

La période durant laquelle il a remplacé un élu LSAP au Conseil communal d’Esch, entre janvier et octobre 2017, ne lui a pas laissé un bon souvenir. «En fin de compte, même si j’ai séparé les choses, il fallait rester politiquement correct en permanence pour ne pas froisser des gens influents qui risquaient de bloquer un projet à la Kufa». L’expérience l’a vacciné. «Je n’irai plus sur une liste communale», affirme celui qui est toujours membre actif du LSAP, «dans l’ombre», mais avec une ligne de conduite: «Moi, je roule pour la Kufa. Uniquement».